Journal irrégulier d'Angram à la Voix Céleste
Cela faisait longtemps que je ne t’avais rien confié, cher journal. Par où commencer ?
A l'heure où j'écris ces lignes, je ne peux que regretter les prodigieuses facultés mentales de mes congénères. Les elfes ont notamment la mémoire longue. Pas autant que les avortons velus et vindicatifs, certes. Mais tout de même. Les divergences d'opinion m'ayant contraint à prendre congé de Marienburg ne semblaient pas près d'être oubliées. Je prenais donc mon mal en patience. Après tout, que représente une décennie ou deux, pour un membre de la noble race ? A peine un soupir, noyé dans le vent.
Asuryan soit loué, une obscure compagnie de mercenaires m'avait opportunément fourni quelque occupation. Rien de très ambitieux, mais mon éloquence naturelle trouverait sans nul doute à s'employer.
Mon exil m'avait cependant conduit à m'enfoncer à l'intérieur des terres, dans ce pays que les singes glabres appellent pompeusement l'Empire. Le littoral natal s'éloignait... Je l'avoue, je souffrais un peu du mal de terre, qui oppresse parfois les meilleurs des elfes des mers. J'étais néanmoins décidé à faire comme mauvaise fortune bon coeur.
Ma belle humeur ne se trouvait même pas affectée par le morne cortège que mes employeurs m'avait alloué. Deux avortons, l'un plus leste que l'autre, un singe femelle se piquant d'être de haute naissance, et un cavalier trop porté sur la poudre noire. Leur conversation avait l'avantage d'être... pittoresque, et parfois distrayante. De fait, la rusticité de mes compagnons de route ne manquait pas d'exotisme.
Nous escortions une caravane marchande. J'officiais en tant que négociateur et intermédiaire. Lors d'une escale, se déroula un incident des plus singuliers... qui m'incita à t'ouvrir à nouveau, cher journal.
Un soir, dans une auberge pas plus miteuse que les autres, mes oreilles affûtées captèrent un cri. N’écoutant que mon courage, j’incitais mes compagnons à aller voir ce qui se tramait.
Dehors, de gentes damoiselles étaient agressées par de rustres bandits ! Certes, il ne s’agissait que d’humaines. Une autre de ces soit-disant aristocrates, accompagnée d’une servante. Sans doute une descendante d’une de ces brutes conquérantes, qui avaient essayé de copier les moeurs de la noble race.
Je ne suis pas elfe à renoncer facilement à une distraction bienvenue. Je saisis donc mon arc à la vitesse de l’éclair. Ou du tonnerre, au moins. Devant moi, le plus solide des avortons velus constituait un rempart des plus pratiques. Pas assez haut pour gêner la vue, suffisamment épais pour me protéger d’une canaille trop entreprenante.
Un des brigands s’apprêtait justement à égorger la servante. Je décochais une flèche dans sa jambe, perforant une artère ! Une fontaine de sang arrosa le voisinage. Mes compagnons semblaient impressionnés par mon adresse... Je n’osais point leur révéler que j’avais visé la tête.
Galvanisés par mon exemple, mes alliés massacrèrent les bandits. La demoiselle se présenta. Elle était la fille du hobereau de Krugenheim, à la recherche de ses quatre frères : Yohan, Gustav, Peter et Karl. Les singes glabres font preuve d’un mauvais goût inépuisable dans le choix de leurs prénoms, à ce qu’il paraissait.
Leur père, un tyran plutôt odieux d'après ce que j'ai cru comprendre, avait envoyé les quatre garçons en mission. Ils devaient se rendre à la forteresse des avortons la plus proche, pour une obscure commission. Une authentique corvée, à n'en pas douter. Les nabots deviennent à peu près fréquentables une fois à l'air libre, mais quand ils sont concentrés dans leurs étroites cavernes... Mon mal de terre redouble rien que d'y penser.
Emus par la détresse de la jeune femme, appâtés par une récompense des plus raisonnables ou attirés par l'aventure - le plus parfait antonyme de l'ennui - nous acceptâmes de retrouver les frères de la demoiselle.
Après avoir négocié une permission, nous nous renseignâmes sur le maître de Krugenheim et ses fils. Ceux-ci avaient la réputation de tempérer leur père et, comment dire, d'arrondir les angles auprès de la populace. Une activité plus dangereuse qu'il n'y paraît, je peux en témoigner : avoir trop transformé les carrés en cercles ne m'a guère réussit.
Nous suivîmes le même trajet que les quatre princes de Krugenheim. Sans aucun succès. Nulle trace d'eux. Personne ne se souvenait de leur passage. Pas le moindre tavernier, pas la moindre gueuse à l'affection tarifée ! Bigre.
Nous rebroussâmes chemin et retournâmes à Krugenheim. Il me vint une première idée : à la place de ces gaillards, je me serais caché dans un confortable refuge. Et je serais retourné voir mon père après un délai adéquat, avec la mine de l'honnête rejeton ayant accompli son devoir. Je ne manquais pas d'habileté à ce petit jeu là !
Evidemment, à eux quatre les frères de la demoiselle ne pouvaient rivaliser avec ma ruse. Cette piste ne donnant rien de plus, l'un de mes compagnons décida qu'il fallait cuisiner les domestiques de la maisonnée Krugenheim. Attention, cette expression charmante ne signifiait nullement que nous allions dévorer une soubrette dûment assaisonnée. Non, il s'agissait de questionner l'un des proches du père Krugenheim.
Malheureusement, les serviteurs dudit seigneur ne sortaient jamais sans être accompagné d'un garde patibulaire. D'où venait l'inquiétude manifeste du hobereau ?
J'eus alors une deuxième idée : il suffisait de commettre quelque menu larcin devant un de ces gardes pour attirer son attention. Un air insolent et surtout une prompte fuite devraient suffire à le faire abandonner son protégé !
Je pestais dès que les mots sortirent de mes lèvres nacrées. J'étais de loin le plus rapide de la compagnie...
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L'art de l'imposition consiste à plumer l'oie
pour obtenir le plus possible de plumes
avant d'obtenir le moins possible de cris.