Nous sommes en été, 1114 années après l'incarnation dans ce monde matériel maudit de l'esprit parfait de Dieu.
Je continue à organiser un voyage vers Paris, prochaine étape de mon périple. Une alliance aurait connu là-bas le même sort que notre
Albaforis(1). Il me faut comparer les deux phénomènes et mesurer ce qu'ils auraient en commun. Peut-être découvrirai-je un début d'explication ?
Je dois avouer que la tâche n'est pas aisée,
Manuel(2) poursuivant ses recherches de son côté. Me voilà fort démuni. Je n'ai reçu aucune aide du Tribunal de Provence, certains membres de notre Ordre paraissant presque soulagés d'apprendre le destin d'Albaforis. Le tribunal de Normandie s'est avéré surpeuplé et tout aussi décevant. Faute de mieux, j'ai dû accepter de suivre un groupe de jeunes magiciens excentriques, dans une obscure mission de sauvetage pour le compte des Mercere. L'un des leurs aurait disparu. Quelle pitié, moi c'est toute mon alliance qui s'est volatilisée - et personne ne paraît s'en soucier !
Enfin, mieux vaut être mal accompagné que seul...
Je me retrouve donc perdu en pleine Bourgogne, dans une province poisseuse et étrangère, peuplée de quasi-sauvages. Je suis flanqué de
Férion(3), demi-fée presque fréquentable,
Ulric(4), métamorphe passant son temps sous les plumes d'un corbeau,
Gregorius(5), flambeau aussi sinistre que catholique,
Francesco(6), insupportable jerbiton jouant au troubadour et
Léandre(7), bjornaer à la discrétion maladive. Cette coterie hétéroclite serait désireuse de fonder sa propre alliance. Mes compagnons d'infortune ont même déniché un antique régio relativement confortable - mais d'une pauvreté indigne. Mes talents m'ont permis de me faire accepter par les autochtones, appartenant je crois au peuple de Brigandie. Loué soit Bolus de Mendès, notre glorieux ancêtre, son Cheirokmeta de guérison s'est révélé précieux. J'ai même sauvé une larve d'homme, pathétique créature maigre et mugissante.
Enfin, pour mener mes expériences, je vais devoir monter un laboratoire - à partir de rien ! Mes études sur l'art de modifier la matière n'ont pas été pas inutiles. Rendre le verre, le métal ou la pierre plastiques comme l'argile m'est facile. Encore faut-il trouver un potier capable de donner à ces matériaux la forme nécessaire. Heureusement, un brigandien du nom de
Barnabé(&) connaît un artisan aux mains aussi douées que son esprit est fêlé. Ce potier vivrait plus au sud.
Après avoir persuadé plusieurs mages et brigandiens de m'aider, non sans mal, nous voilà partis pour
Autun(9). La cité se révèle assez civilisée. Des festivités célèbrent le retour de guerriers. Après vérification, il ne s'agit pas des croisés qui ont ravagé le midi. L'esprit plus serein, j'ai donc pu oublier un temps mon triste sort, goûtant aux breuvages piquants et à la grasse pitance des environs.
Férion cherche toujours d'autres pendentifs celtes, les seules clefs permettant d'accéder à notre régio. Il a croisé deux magiciens, aperçus au Tribunal.
Helios(10), dont la vêture violette signale qu'il reste partisan de l'ancienne maîtresse de la maison Tytalus, et un de ses alliés,
Philippe(11). Tous deux appartiennent à l'alliance d'été
Atrementum Renatus(12). En fait, Autun se situe à mi-chemin entre notre alliance - si on peut appeler un regio vide une alliance - et la leur. Nous avons trinqué ensemble, en dissimulant tant bien que mal les raisons de notre présence. Férion, découvrant que les deux compères avaient accès aux archives des chanoines locaux, réussit à conclure un compromis avantageux. Nous copions à leur place les textes qu'ils étaient venus chercher, ils dénichent pour nous les renseignements voulus par Férion.
Dois-je préciser que le seul copiste compétent de notre misérable compagnie n'est nul autre que moi-même ?
Bref, après avoir salué Helios et Philippe nous finissons par quitter Autun, pour nous diriger vers le village du potier. Celui-ci se niche dans l'un de ces innombrables et répugnants conglomérats de colonnes brunes, rugueuses, ventrues ou tordues. Ces épais piliers se divisent vers le haut en plusieurs bras aussi avides que crochus, hérissés d'écailles aux formes incongrues - vertes la majeure partie de l'année, elles changent de couleur à l'automne et finissent par tomber. Des "arbres" composant des "forêts", qui doivent malheureusement recouvrir la majeure partie du pays. Nous traversons un spécimen particulièrement sombre, dense et accidenté. J'ai hâte de retrouver un toit au dessus de ma tête.
Enfin, nous avons trouvé notre potier. J'ai bien cru m'évanouir en pénétrant dans son antre. Tous ces fauves pétrifiés m'ont un instant laissé croire que nous étions sur le territoire de la Méduse. En fait, ils sont bien modelés dans l'argile. Le talent du potier m'a laissé pantois. Sa folie, aussi.
Notre conversation est interrompue par un encombrant voisin, appartenant à la caste supérieure des Châtelains. La société des mondains ne laisse pas de m'étonner. Enfin, Férion et Grégorius se sont fait un plaisir de chasser ces malotrus, avec la statue qu'ils sont venus chercher. Je me suis prudemment dissimulé parmi les oeuvres du potier, sous une fausse image.
Après ce fâcheux intermède, nous avons essayé de persuader le potier de venir avec nous. Peine perdue. Le bougre est tenaillée par son obsession. Il modèle le buste d'une femme, puis le détruit aussitôt dans une crise de rage. Son comportement étrange - mais surtout son talent époustouflant et pour tout dire inhumain - nous font suspecter une influence surnaturelle. Férion, à son habitude, imagine quelque conspiration féérique... Mais je suis d'accord, pour une fois, avec Gregorius : l'odeur que nous humons est bien celle du démon !
L'homme paraît être à l'abri, dans sa grotte. Tandis que Férion retourne à Autun pour vérifier si les recherches auprès des chanoines ont progressé, nous partons dans un autre village, d'où le potier est originaire :
L'Etang(13), à quelques lieux de là.
Nous découvrons un nouveau hameau crasseux, au bord d'une petite étendue d'eau glauque. Mes compagnons m'apprennent que ce sont des pêcheurs : non pas des âmes damnées, mais des chasseurs de poissons, créatures fines et argentées vivant dans l'élément liquide. Dévorer des bêtes difformes sorties de la boue, ou presque, voilà bien les catholiques. J'envisage un instant de vanter mon régime cathare, car je ne mange bien sûr de la chair d'aucun animal. Mais je n'ose troubler les bonnes dispositions de Gregorius.
Une troupe de mercenaires s'est installée à proximité - le duc de Bourgogne leur a cédé ces terres, suite à l'un de ces sordides contrats que les mondains signent parfois entre eux. Une bien mauvaise affaire, vu la pauvreté des terres ! Plutôt énervés, les hommes d'arme tourmentent un gobelin, emprisonné dans une sorte de cage.
Une enquête rapide nous apprend que le potier a vécu là. Sa femme s'est noyée dans l'étang, il y a plusieurs années. Selon un villageois, amadoué par quelque argent, ce serait la faute de celle-ci : les mères ne doivent pas s'approcher de l'eau... Bien sûr, l'étang est magique.
Je soupçonne aussitôt une source de
Vis. Pendant que mes compagnons en sont encore à chercher un seau, je leur expose doctement le précieux fruit de mes pensées : le lieu, peut-être à cause d'un drame ancien, provoque un profond sentiment de tristesse auprès d'une certaine catégorie de la populace... les femmes ayant enfanté. Peut-être une mère a t-elle perdu son enfant ici, noyé dans l'étang sous ses yeux, son désespoir et ses larmes amères déformant l'espace entre les différents niveaux d'existence, vers le plan spirituel où siège Dieu ? Bref, il convient d'expérimenter mon hypothèse et de collecter les larmes versées par une mère devant l'étang.
J'explique ma théorie à Gregorius. Le problème, c'est qu'aucune femme en âge d'enfanter ne vit dans ce hameau. Francesco, pendant ce temps, trouve je ne sais comment un second hameau - où habitent les villageoises fertiles, hors de vue de l'étang. Il persuade l'une de ces femelles de le suivre, usant d'un sortilège simple... L'effet est radical. Grégorius et moi avons à peine eu le temps de récupérer les trois larmes de la femme, en les gelant ou en les transformant en caillou. Je laisse mes deux compagnons discuter avec ses congénères, plutôt hostiles. Je plonge les pions de
Vis dans la boue et, à force de concentration, transforme celle-ci en verre pour un mois.
Cette découverte, quoique non négligeable, ne nous avance guère : de quel démon a pris notre potier pour cible ? Supposant que celui-ci ne doit pas s'éloigner de sa victime ou de l'étang - qu'il doit utiliser pour manipuler ses victimes - nous décidons de questionner d'autres personnes. Les villageois paraissant désormais fort peu coopératifs et les mercenaires ignorants, il ne reste que les fées. Le gobelin, dans sa cage, prouve bien qu'elles ne sont pas loin. Gregorius, la nuit, se rend invisible et délivre la petite fée. Nous devons passer une nuit fort pénible, à cause de la pluie qui s'abat sans arrêt sur nos pauvres têtes. Le flambeau, toujours lui, nous creuse une grotte dans la montagne et nous sèche. Je commence à trouver ce catholique plutôt plaisant. D'autant que, comme moi, il rêve d'étrangler Francesco avec les cordes de sa viole.
Au petit matin, nous découvrons que notre grotte s'est transformée en tunnel, descendant dans les profondeurs de la montagne. Des nains nous accueillent et nous offrent victuailles, bières et informations. Nous apprenons enfin... que le démon qui tente le potier le harcèle toutes les nuits.
Malepeste. Il suffisait de rester avec le potier pour mettre la main sur le démon ! Nous faisons demi-tour. Impatients, nous tendons une embuscade au démon. Il prend la forme d'une paysanne, sans doute la femme défunte du potier, et visite celui-ci au coeur des ténèbres. Le potier a dû oublier certains traits de son épouse, il lui suffirait d'ouvrir les yeux pour avoir un modèle et pouvoir enfin finir son oeuvre... Sans doute, s'il consent à voir et réalise qu'il a affaire à un démon, son âme est-elle perdue ? Un plan aussi grotesque ne doit provenir que d'un insignifiant laquais des enfers. En effet, Grégorius l'exorcise d'un seul geste !
Nous retournons à Autun, traînant un potier plus calme mais guère moins fou. Au moins accepte t-il maintenant de nous suivre. Férion a identifié le dieu celte dont le symbole orne nos pendentifs :
Taranis(14).
Il me tend les documents à copier : une liste de subdivisions catholiques et de lieux antiques - où figure notre régio. J'omets évidemment de recopier le nom de celui-ci.
Il ne faut pas faire confiance à n'importe qui. Cette sage maxime finit mon rapport, très chère
Tibéria(15). Je continuerai à vous faire part de mes avancées.
Me laisserez-vous en paix, cette nuit ?
NUMERIUS
(16)
(1) Alliance pyrénéenne d'hiver dont Numérius est originaire
(2) Compagnon de Numérius, également originaire d'Albaforis, joué par Pascal
(3) Mage joué par Pascal
(4) Mage joué par Rodolphe
(5) Mage joué par Vincent
(6) Mage joué par Christophe
(7) Mage joué par Frédéric
(&) Brigand / Grog de l'alliance
(9) grande cité située au sud de l'alliance
(10) Tytalus d'une alliance voisine, située au sud d'Autun
(11) Ex-Miscellena d'une alliance voisine, située au sud d'Autun
(12) Alliance voisine, située au sud d'Autun
(13) village dont est originaire notre potier, nommé sans grande imagination
(14) sorte de Jupiter celte portant une roue, en référence au char du tonnerre ?
(15) Mentor de Numérius et Fantôme qui le hante
(16) auteur du rapport et Mage joué par moi-même
Dim 9 Mar - 18:49
