C'est dans les contreforts du massif des Malbroges que tout commence. L'eau qui ruisselle en rigole forme un ru puis enfle jusqu'à prétendre au titre de ruisseau. Quand il se jette sans peur du haut d'une cascade pour aller s'écraser sur les rochers en contrebas, le ruisseau se change en torrent. Mais un jour, il se lasse de jouer à rouler sur les pierres et à faire de l'écume. Il entre de plain-pied dans la vie adulte en acceptant le fait qu'il est devenu une rivière. Paresseuse, elle ne serpente pas tant qu'elle se laisse aller à couler le plus lentement possible, comme si elle retardait au maximum le moment de se jeter dans la mer. Elle gonfle et étale sa nonchalance en s'insinuant entre les pleins et les déliés du paysage. Quand elle s'est suffisamment gorgée de vanité, elle accepte avec un brin de dédain la fonction de fleuve. Sans se lasser, il continue son pèlerinage en direction du sud, d'une foulée régulière, comme si l'appel de la mer se faisait de plus en plus irrésistible.
Ce fleuve, les Loritains le nomment la Fuile. Les origines de ce nom ne sont plus connues de personne, pas même des cartographes les plus calés. Les Waelmiens ont eux nommé ce fleuve le Puerk car c'est également le nom d'une variété de truite qui faisait autrefois les beaux jours des pêcheurs du coin. Le fleuve relève d'un grand intérêt stratégique pour la Loritanie autant que pour le Waelmstat. Plusieurs accrochages virils entre les deux pays n'eurent autrefois pour unique but que de prendre possession des deux rives fertiles. Des bataillons entiers furent formés par conscription dans les villages des alentours pour tenter de mettre la main sur des terres soi-disant d'une grande qualité. Des navires des deux nations s'affrontèrent pour contrôler le fleuve. Des blancs-becs passèrent l'arme à gauche sous le commandement d'une poignée de nobliaux pour avoir l'honneur de débarquer sur la rive d'en face afin de planter leur bannière au nom d'un roi resté bien à l'abri dans son château lointain. Des majeers des deux pays déversèrent leurs sortilèges sur le camp adverse pour résoudre définitivement la bisbille en faisant, par exemple, s'écrouler un pont de pierre tandis que des troufions l'empruntaient pour venir revendiquer quelques arpents de limon. Certains méandres du fleuve abritent encore les vestiges des tours de garde censées empêcher l'invasion adverse. Les noms des bidasses qui composèrent cette chair à canon morte noyée ou étripée ont depuis longtemps été oubliés, emportés par le courant qui charrie tout juste qu'à la mer.
Ayant finalement compris qu'aucun des deux pays ne pouvait posséder le fleuve pour toujours et que tous les macchabées provoqués par ces guerres dépassaient largement la valeur de la glèbe convoitée, un roitelet du Waelmstat et un autre aristo de la Loritanie signèrent un jour un traité stipulant que le fleuve deviendrait une frontière définitive entre les deux pays. De sa source jusqu'à la mer, le Puerk ou la Fuile était désormais la limite légale des ambitions loritaines et waelmiennes. Mais ce que le traité ne prévoyait pas, c'était le statut du delta formé à l'embouchure du fleuve quand il rejoint enfin la mer. Car le large fleuve se sépare en deux à quelques bornes de la mer et forme une île entre ses deux bras. Cette terre triangulaire, elle n'est légalement ni loritaine ni waelmienne, puisque le fleuve est la frontière finale. Avec le temps, c'est sur ce bout de terrain hors des lois que s'est développée une cité apatride : Wastburg.
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Reprends donc un oréo, Guy.
Black Canary.